Que sait-on des bactéries vivants dans les profondeurs de la Terre ?

Temps de lec­ture : 8 minutes

Dans son roman écrit en 1846, Voyage au centre de la Terre, Jules Verne ima­gine la vie dans les pro­fon­deurs de la Terre : cham­pi­gnons géants, dino­saures marins, mas­to­dontes, … Que sait-on, aujourd’­hui, des orga­nismes vivants dans les pro­fon­deurs de la Terre ? Les études scien­ti­fiques n’ont pas per­mis de retrou­ver des orga­nismes gigan­tesques comme le sup­po­sait par Jules Verne. Néanmoins de nom­breux micro-orga­nismes ont été retrou­vés sous la sur­face terrestre.

Schéma montrant l'interaction entre la biosphère et l'atmosphère, l'hydrosphère et la lithosphère.
La bio­sphère désigne la par­tie de la sur­face ter­restre abri­tant la vie. Elle prend en compte, la sur­face ter­restre, une par­tie de l’at­mo­sphère ain­si que les mers et océans.

Le terme “bio­sphère pro­fonde” est uti­li­sé pour dési­gner les éco­sys­tèmes se trou­vant à une pro­fon­deur supé­rieure à un mètre sous la sur­face du sol (ou sous les sédi­ments marins) [1]. Ces éco­sys­tèmes, sont acces­sibles via des forages pou­vant aller jus­qu’à des pro­fon­deurs de quelques kilo­mètres à tra­vers la croûte ter­restre ou océa­nique. Le forage le plus pro­fond (12,2 km) creu­sé par les humains est le puits SG3 du forage pro­fond de Kola en Russie [2].

Techniques d'étude de la biosphère profonde.
Il est pos­sible d’accéder à la bio­sphère pro­fonde via des tech­niques de forages.

La biosphère profonde, un habitat important de bactéries

Des études estiment que 40 à 50 % des micro-orga­nismes ter­restres se trou­ve­raient enfouis dans ces éco­sys­tèmes sous-ter­rains [3]. Ces esti­ma­tions indiquent que la pla­nète Terre abri­te­rait dans la bio­sphère pro­fonde entre 2 à 6.1029 micro-orga­nismes (c’est-à-dire un chiffre sui­vi de 29 zéros ; soit 2 à 600 000 000 000 000 000 000 000 000 000).

La bio­sphère pro­fonde reste un envi­ron­ne­ment mys­té­rieux. Les condi­tions qui règnent dans cet éco­sys­tème sont dif­fé­rentes de celles que l’on retrouve à la sur­face. Par exemple, l’ab­sence de lumière empêche la pho­to­syn­thèse (et donc la pro­duc­tion de dioxy­gène). Cet envi­ron­ne­ment est éga­le­ment carac­té­ri­sé par une carence en nutri­ments. Les micro-orga­nismes qui s’y déve­loppent le font très len­te­ment du fait de cette faible pré­sence en nutri­ments [4]. Des études estiment qu’il fau­drait plu­sieurs cen­taines ou mil­liers d’an­nées à ces micro-orga­nismes pour se reproduire.

Outre cette carence en nutri­ment et l’ab­sence de dioxy­gène, cet éco­sys­tème est carac­té­ri­sé par d’autres para­mètres comme une tem­pé­ra­ture et une pres­sion éle­vées. La tem­pé­ra­ture aug­mente au fur et à mesure que l’on s’en­fonce sous la sur­face ter­restre. En fonc­tion de la com­po­si­tion géo­lo­gique du sol, il faut creu­ser en moyenne à 4,8 km pour atteindre une tem­pé­ra­ture de 122 °C [3] qui est le record auquel un orga­nisme vivant peut se déve­lop­per [5]. La pro­fon­deur maxi­male de la bio­sphère pro­fonde n’est pas connue avec pré­ci­sion. Mais il est sup­po­sé que la vie est pos­sible seule­ment à une pro­fon­deur de quelques kilo­mètres sous la sur­face de la Terre. Le terme “pro­fon­deurs ter­restres” est donc à rela­ti­vi­ser sachant que le rayon de la Terre est d’en­vi­ron 6 400 km.

Schéma montrant les principales couches géologiques de la Terre
Les forages les plus pro­fonds ne dépassent pas la croûte ter­restre. Les infor­ma­tions sur les couches plus pro­fondes à l’in­té­rieur de la Terre sont obte­nues par l’é­tude d’ondes sismiques.

Découverte d’une bactérie des profondeurs

Il y a quelques années, l’é­tude de l’ADN pré­sent dans une mine d’or d’Afrique du Sud, à 2,8 km de pro­fon­deur, a per­mis la décou­verte d’une nou­velle bac­té­rie : Candidatus Desulforudis audax­via­tor [6]. Cette bac­té­rie était majo­ri­taire dans cet éco­sys­tème et repré­sen­tait plus de 99,9 % de la com­mu­nau­té bac­té­rienne. À l’é­poque de sa décou­verte, les condi­tions néces­saires à sa crois­sance en labo­ra­toire n’ont pas pu être déter­mi­nées, elle n’a donc pas pu être culti­vée. Les seules infor­ma­tions dis­po­nibles sur cette bac­té­rie étaient donc basées sur la séquence de son ADN.

Carte d'identité de Candidatus Desulforudis audaxviator
Le nom de l’es­pèce audax­via­tor est un hom­mage au livre Voyage au centre de la Terre de Jules Verne. Dans ce livre, les héros trouvent un mes­sage qui contient l’ex­pres­sion “voya­geur auda­cieux” (audax via­tor en latin).

Récemment, des scien­ti­fiques russes ont iso­lé une bac­té­rie simi­laire dans une nappe phréa­tique, à 2,56 km de pro­fon­deur, à l’Est de la Sibérie. Une culture en labo­ra­toire a pu être obte­nue ce qui per­met d’ac­qué­rir plus d’in­for­ma­tions sur cette bactérie.

Quel est le mode de vie de cette bactérie ?

Candidatus Desulforudis audax­via­tor a été iso­lée dans un envi­ron­ne­ment dit anaé­ro­bie car dépour­vu de dioxy­gène (O2). Pour de nom­breux orga­nismes vivant dans ces envi­ron­ne­ments le dioxy­gène pré­sent dans l’at­mo­sphère est toxique. Candidatus Desulforudis audax­via­tor est néan­moins capable de sur­vivre dans un tube à essai conte­nant de l’air ambiant (et donc du dioxygène).

Cette bac­té­rie se nour­rit et récu­père son éner­gie à par­tir d’élé­ments inor­ga­niques conte­nus dans les miné­raux du sol. Elle est capable de “res­pi­rer” non pas avec du dioxy­gène mais avec des sul­fates (SO42-) pré­sents dans des miné­raux comme la céles­tine (SrSO4) ou la bary­tine (BaSO4). Elle est éga­le­ment capable de se nour­rir à par­tir d’un gaz, le dihy­dro­gène (H2), et de petites molé­cules orga­niques telles que l’a­cé­tate et le formate.

La radioactivité, un avantage et un inconvénient pour cette bactérie

Parmi les miné­raux pré­sents dans l’é­co­sys­tème où se déve­loppe cette bac­té­rie, cer­tains sont radio­ac­tifs. Les radia­tions émisses par ces miné­raux sont capables de bri­ser les molé­cules d’eau, par un méca­nisme appe­lé radio­lyse, ce qui conduit à la for­ma­tion du gaz H2 dont se nour­rit cette bac­té­rie [7]. La radio­lyse de l’eau conduit aus­si à la for­ma­tion d’eau oxy­gé­née (H2O2) qui est capable d’interagir avec des miné­raux sou­frés pour for­mer des sul­fates, un autre nutri­ment de cette bac­té­rie. Candidatus Desulforudis audax­via­tor est donc dépen­dante de la radio­ac­ti­vi­té pour se nour­rir dans cet écosystème.

Schéma de la radiolyse de l'eau par des minéraux radioactifs.

La radio­ac­ti­vi­té mal­gré son rôle posi­tif, pour la nutri­tion, peut éga­le­ment avoir un aspect plus néga­tif en endom­ma­geant les consti­tuants de cette bac­té­rie. Par exemple, en cau­sant des muta­tions de l’ADN qui peuvent être fatales pour cette bactérie.

Domestication d’une bactérie des profondeurs

Au labo­ra­toire, les condi­tions de cultures de la bac­té­rie Candidatus Desulforudis audax­via­tor sont adap­tées à celles qui se trouvent à dans les pro­fon­deurs ter­restres. Pour cela, des billes de verre micro­sco­piques, ont été ajou­tées dans le milieu liquide pour simu­ler les miné­raux et roches sur les­quels ces micro-orga­nismes ont l’ha­bi­tude de se fixer. La tem­pé­ra­ture des cultures est éga­le­ment adap­tée à 55 °C.

Tube à essai contenant un milieu de culture liquide avec à l'intérieur des billes de verre.
Des billes en verres sont ajou­tées dans le milieu de culture pour per­mettre la fixa­tion des bactéries.

Cette bac­té­rie a été culti­vée pen­dant un an dans ce labo­ra­toire. Durant cette année, elle s’est adap­tée à ces condi­tions de culture. Par exemple, sa taille a dimi­nué (entre 2,1 et 2,8 µm au début et entre 1,4 et 1,7 µm à la fin). Le temps néces­saire au dou­ble­ment de la popu­la­tion s’est éga­le­ment accé­lé­ré jus­qu’à atteindre un opti­mal de 26 heures.

Variation génétique entre la souche de Russie et celle d’Afrique du sud

L’ADN de la bac­té­rie iso­lée en Russie a été séquen­cée puis com­pa­ré à celui de la souche d’Afrique du sud. Le génome de ces deux bac­té­rie est très simi­laire (99,95 %). La dif­fé­rence s’ex­plique notam­ment par la pré­sence de l’ADN d’un virus (pro­phage) dans le génome de la souche de Russie. À part cette grande région qui change entre les deux souches, le reste de la séquence est très simi­laire. D’ailleurs, les deux souches bac­té­riennes pos­sèdent des séquences d’ADNr16S iden­tiques à 100 % ce qui rend impos­sible l’u­ti­li­sa­tion de ce mar­queur taxo­no­mique pour les différencier.

Comparaison du génome des deux bactéries
Diagramme de Venn mon­trant une com­pa­rai­son du pour­cen­tage d’i­den­ti­té géné­tique des deux bactéries.

Comment expliquer la propagation de cette bactérie ?

Ces deux souches bac­té­riennes trou­vées dans des envi­ron­ne­ments très dis­tants sont pour­tant proches d’un point de vue géné­tique. Comment expli­quer la pré­sence de ces bac­té­ries dans ces deux mines éloi­gnées de plu­sieurs mil­liers de kilomètres ? 

L’étude de cette bac­té­rie par micro­sco­pie a per­mis de mettre en évi­dence deux struc­tures cel­lu­laires par­ti­cu­lières : une spore et une vacuole gazeuse. La spore étant une forme de pro­tec­tion et la vacuole gazeuse faci­li­tant le dépla­ce­ment, la com­bi­nai­son de ces deux struc­tures per­met­trait d’ex­pli­quer la pro­pa­ga­tion de cette bactérie.

Schéma montrant la production de vacuoles gazeuses et de spores lors de stress.
La spore per­met de pro­té­ger l’ADN à l’in­té­rieur d’une “enve­loppe de pro­tec­tion”. Lorsque les condi­tions de l’en­vi­ron­ne­ment sont meilleures, la spore per­met de redon­ner “vie” à la bac­té­rie. La vacuole de gaz per­met de faci­li­ter la flot­ta­bi­li­té et le dépla­ce­ment de la bactérie.

Lors des obser­va­tions, ces deux struc­tures ne sont pas trou­vées de façon indé­pen­dante l’une de l’autre. Elles sont pré­sentes uni­que­ment ensemble dans la bac­té­rie. L’association de ces deux struc­tures per­met­trait à cette bac­té­rie d’être trans­por­tée à la sur­face par l’é­cou­le­ment d’eaux sou­ter­raines et ain­si se de dépla­cer sur de longues distances.

Perspectives de l’étude

Cette étude per­met de mieux connaître les micro-orga­nismes pré­sents dans cet éco­sys­tème dit “extrême” com­pa­ré à celui où l’on vit. Un scien­ti­fique pro­pose même d’u­ti­li­ser cette bac­té­rie comme modèle pour l’é­tude d’é­ven­tuelles vies extra-ter­restres [8]. Les rayons cos­miques émis par dif­fé­rents méca­nismes astro­no­miques pour­raient per­mettre la radio­lyse de l’eau à la place des miné­raux radio­ac­tifs. Ces rayons per­met­traient ain­si la vie sous la sur­face de pla­nètes et de satel­lites natu­rels. Candidatus Desulforudis audax­via­tor serait donc un modèle pour envi­sa­ger la vie dans ces conditions.

Référence de l’étude

Karnachuk, O. V., Frank, Y. A., Lukina, A. P., Kadnikov, V. V., Beletsky, A. V., Mardanov, A. V., Ravin, N. V. (2019) Domestication of pre­vious­ly uncul­ti­va­ted Candidatus Desulforudis audax­via­tor from a deep aqui­fer in Siberia sheds light on its phy­sio­lo­gy and evo­lu­tion. ISME J.13(8):19471959. doi : 10.1038/s41396-01904023 (lien)


Bibliographie com­plé­men­taire

[1] Edwards, K. J., Becker, K., & Colwell, F. (2012). The deep, dark ener­gy bios­phere : Intraterrestrial life on Earth. Annual Review of Earth and Planetary Sciences, 40(1), 551568. doi:10.1146/annurev-earth-042711105500 (lien)

[2] Uvarova, Y. A., Kyser, T. K., Sokolova, E., Kazansky, V. I., & Lobanov, K. V. (2011). Significance of stable-iso­tope varia­tions in crus­tal rocks from the Kola Superdeep Borehole and their sur­face ana­logues. Precambrian Research, 189(12), 104113. doi:10.1016/j.precamres.2011.05.005 (lien)

[3] Magnabosco, C., Lin, L.-H., Dong, H., Bomberg, M., Ghiorse, W., Stan-Lotter, H., Pedersen, K., Kieft, T. L., van Heerden, E., & Onstott, T. C. (2018). The bio­mass and bio­di­ver­si­ty of the conti­nen­tal sub­sur­face. Nature Geoscience. doi:10.1038/s41561-01802216 (lien)

[4] Hoehler, T. M., & Jørgensen, B. B. (2013). Microbial life under extreme ener­gy limi­ta­tion. Nature Reviews Microbiology, 11(2), 8394. doi:10.1038/nrmicro2939 (lien)

[5] Takai K, Nakamura K, Toki T, et al. Cell pro­li­fe­ra­tion at 122 degrees C and iso­to­pi­cal­ly hea­vy CH4 pro­duc­tion by a hyper­ther­mo­phi­lic metha­no­gen under high-pres­sure culti­va­tion. Proc Natl Acad Sci U S A. 2008;105(31):1094910954. doi:10.1073/pnas.0712334105 (lien)

[6]Chivian, D., Brodie, E. L., Alm, E. J., Culley, D. E., Dehal, P. S., DeSantis, T. Z., Gihring, T. M., Lapidus, A., Lin, L. H., Lowry, S.R., Moser, D. P., Richardson, P. M., Southam, G., Wanger, G., Pratt, L. M., Andersen, G. L., Hazen, T.C., Brockman, F. J., Arkin, A. P., & Onstott, T. C. (2008). Environmental geno­mics reveals a single-spe­cies eco­sys­tem deep within earth. Science, 322(5899), 275278. doi:10.1126/science.1155495 (lien)

[7] Lin, L. H., Hall, J., Lippmann-Pipke, J., Ward, J. A., Sherwood Lollar, B., DeFlaun, M., … & Onstott, T. C. (2005). Radiolytic H2 in conti­nen­tal crust : Nuclear power for deep sub­sur­face micro­bial com­mu­ni­ties. Geochemistry, Geophysics, Geosystems, 6(7), doi:10.1029/2004gc000907 (lien)

[8] Atri, D. (2016). On the pos­si­bi­li­ty of galac­tic cos­mic ray-indu­ced radio­ly­sis-powe­red life in sub­sur­face envi­ron­ments in the Universe. Journal of The Royal Society Interface, 13(123), 20160459. doi:10.1098/rsif.2016.0459 (lien)

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