Des bactéries impliquées dans le démantèlement des armes chimiques ?

Temps de lec­ture : 7 minutes

De nom­breuses bac­té­ries sont capables de sur­vivre et de se déve­lop­per dans des envi­ron­ne­ments pol­lués. Certaines sont même capables de dégra­der ces pol­luants et ain­si par­ti­ci­per à la bio­ré­ha­bi­li­ta­tion de sites pol­lués. Les pol­luants dégra­dés par les bac­té­ries peuvent être d’o­ri­gines indus­trielles mais aus­si mili­taires comme les armes chi­miques. Ces armes uti­lisent un com­po­sé chi­mique dans le but de bles­ser ou de tuer. Le gaz mou­tarde est un exemple d’arme chi­mique pro­duite durant la pre­mière guerre mon­diale. Cette arme chi­mique est encore trou­vée dans l’en­vi­ron­ne­ment ce qui a conduit des scien­ti­fiques à étu­dier des bac­té­ries capables de dégra­der ce pol­luant [1].

Le gaz moutarde, une arme chimique encore d’actualité

Malgré son nom, le gaz mou­tarde n’est pas un gaz mais plu­tôt un liquide vis­queux. Il est très soluble dans les graisses et pénètre faci­le­ment à tra­vers la peau. Le gaz mou­tarde est res­pon­sable de sévères bru­lures et d’ir­ri­ta­tions au niveau de la peau, des yeux et du sys­tème respiratoire.

Schéma de la structure chimique du gaz moutarde.
Le gaz mou­tarde est une molé­cule orga­nique pos­sé­dant deux atomes de chlore dans sa struc­ture, on parle de com­po­sé organochloré.

Cette molé­cule, et ses déri­vés, endom­magent éga­le­ment l’ADN condui­sant à la mort cel­lu­laire ou à des can­cers. En plus d’être toxique pour les humains, le gaz mou­tarde est éga­le­ment dan­ge­reux pour l’en­vi­ron­ne­ment [2].

Malgré l’in­ter­dic­tion de son emploi par la conven­tion sur les armes chi­miques en 1997, le gaz mou­tarde est encore retrou­vé dans l’en­vi­ron­ne­ment. Récemment, il a été uti­li­sé en Syrie, lors de la guerre civile et par des groupes ter­ro­ristes [3]. Des stocks d’armes n’ayant pas été détruits sont une autre source de gaz mou­tarde dans l’en­vi­ron­ne­ment. Par exemple, des stocks, datant de la seconde guerre mon­diale, ont été cou­lés dans la mer Baltique [4 ; 5]. Malgré son séjour dans les fonds marins, ce pol­luant reste stable et cause des bles­sures aux pécheurs qui remontent à la sur­face des muni­tions endommagées.

Dessin de stocks de gaz moutarde dans les fonds marins.
Chaque année, plu­sieurs cen­taines de kilo­grammes de muni­tions sont remon­tés dans les filets des bateaux péchant en mer Baltique [4 ; 5]. Certaines de ces muni­tions sont per­fo­rées et libèrent du gaz mou­tarde dans l’eau.

Actuellement, des tech­niques phy­siques sont uti­li­sées pour le déman­tè­le­ment des stocks de gaz mou­tarde. Des scien­ti­fiques tra­vaillent à mettre en place de nou­velles méthodes plus effi­cace et éco­lo­giques pour éli­mi­ner ce pol­luant à l’aide de bac­té­ries [6].

Dépollution de munitions contenant du gaz de moutarde.
Dépollution de muni­tions conte­nant du gaz de moutarde.

Dégradation enzymatique du gaz moutarde

Certaines bac­té­ries pro­duisent une enzyme appe­lée DhaA qui est capable de dégra­der le gaz mou­tarde ain­si que d’autres pol­luants conte­nant du chlore [7]. Une enzyme est un cata­ly­seur chi­mique, c’est-à-dire une sub­stance capable d’ac­cé­lé­rer la vitesse d’une réac­tion chi­mique. L’enzyme DhaA est capable d’ac­cé­lé­rer le retrait d’un atome de chlore pré­sent sur des molé­cules orga­niques (à base de car­bone) telle que le gaz moutarde.

Schéma
Schéma de la réac­tion chi­mique cata­ly­sée par DhaA. La pré­sence de cette enzyme accé­lère cette réaction.

L’utilisation d’enzymes pré­sente plu­sieurs avan­tages pour la bio­ré­ha­bi­li­ta­tion comme le fait qu’il s’a­git d’un trai­te­ment non toxique, non abra­sif et qu’il est réa­li­sé dans des condi­tions nor­males de pres­sions et tem­pé­ra­tures. De plus les enzymes sont bio­dé­gra­dables dans l’en­vi­ron­ne­ment et ne risquent donc pas de pol­luer l’environnement.

L’enzyme DhaA est pro­duite notam­ment par la bac­té­rie Rhodococcus rho­do­chrous NCIMB 13064 qui a été iso­lée d’un site indus­triel pol­lué [8]. Cette enzyme est syn­thé­ti­sée à l’in­té­rieur de la bac­té­rie (cyto­plasme). Pour dépol­luer un site conta­mi­né, il est pos­sible d’u­ti­li­ser direc­te­ment cette bac­té­rie ou alors seule­ment l’enzyme qui a été puri­fiée à par­tir de la bactérie.

Carte d'identité de Rhodococcus rhodochrous NCIMB 13064.
La bac­té­rie Rhodococcus rho­do­chrous NCIMB 13064 est capable de se déve­lop­per en pré­sence de pol­luants chlo­rés et de les trans­for­mer en d’autres molé­cules moins toxiques. Elle a été iso­lée d’une usine pol­luée par des com­po­sés orga­no­chlo­rés (alcanes chlorés).

Pour obte­nir l’enzyme DhaA puri­fiée, il faut culti­ver la bac­té­rie en grande quan­ti­té puis sépa­rer cette molé­cule des autres pré­sentes à l’in­té­rieur de la bac­té­rie. Pour cela, il faut lyser (détruire la mem­brane) de la bac­té­rie pour libé­rer les molé­cules qu’elle contient. Lorsque l’on lyse une bac­té­rie, on obtient un mélange de toutes les molé­cules conte­nues à l’intérieur de celle-ci. On peut dans ce cas par­ler de cher­cher “une aiguille dans une botte de foin” pour cette enzyme pré­sente avec toutes les autres molé­cules pro­duite par cette bac­té­rie. Des étapes de puri­fi­ca­tions suc­ces­sives vont per­mettre de gar­der cette enzyme tout en éli­mi­nant les autres molé­cules issues de la bactérie.

Schéma de la purification d'une enzyme à partir d'une bactérie.
Schéma de la lyse d’une bac­té­rie pour libé­rer l’enzyme DhaA pré­sente avec un mélange d’autres molé­cules dans son cytoplasme.

La pro­duc­tion et la puri­fi­ca­tion d’une enzyme en grande quan­ti­té est une tech­nique pou­vant être longue et cou­teuse. Un autre pro­blème est qu’une fois pro­duite cette enzyme est peu stable. Cela signi­fie qu’une fois puri­fiée, elle perd rapi­de­ment son effi­ca­ci­té jus­qu’à deve­nir inactive. 

Une nouvelle approche pour produire l’enzyme DhaA

Une équipe de recherche chi­noise pro­pose une nou­velle méthode pour uti­li­ser l’enzyme DhaA. Pour cela ils tirent par­tie d’une struc­ture par­ti­cu­lière pro­duite par cer­taines bac­té­ries : la spore [9]. Il s’a­git d’une struc­ture per­met­tant de pro­té­ger la cel­lule lorsque les condi­tions de l’en­vi­ron­ne­ment deviennent néfastes pour la bactérie.

Schéma du cycle végétatif et de sporulation

La stra­té­gie pro­po­sée par ces scien­ti­fiques est de modi­fier l’une des pro­téines pré­sente sur la spore pour la fusion­ner avec l’enzyme DhaA. Ainsi cette enzyme sera expo­sée sur la sur­face elle pour­ra inter­agir le polluant.

Schéma d'une spore avec à sa surface l'enzyme modifiée.
Schéma sim­pli­fié d’une spore. Plus d’une ving­taine de pro­téines com­posent la sur­face de la spore

Les scien­ti­fiques ont modi­fié le gène, expri­mant l’une des pro­téines de la spore d’une bac­té­rie, pour le fusion­ner avec celui de l’enzyme. Cette fusion per­met d’ob­te­nir une pro­téine avec à la fois les pro­prié­tés de celle de la spore et celle de l’enzyme. On parle de pro­téine de fusion pour dési­gner une construc­tion à par­tir de deux pro­téines. L’en­zyme est ain­si expo­sée à la sur­face de la spore. Elle peut ain­si ren­trer en contact avec le gaz mou­tarde pré­sent dans l’environnement. 

Schéma d'une protéine de fusion
Schéma d’une pro­téine de fusion

Vérifier que cette construction fonctionne

Lorsque la fusion des deux pro­téines a été réa­li­sée, il a fal­lu véri­fier qu’elles étaient capables de dégra­der le gaz mou­tarde. Les scien­ti­fiques n’ont pas uti­li­sé direc­te­ment cette molé­cule toxique mais à la place une molé­cule avec des pro­prié­tés simi­laires [10]. Si l’enzyme est bien pré­sente sur la spore, elle dégra­de­ra le gaz mou­tarde ce qui conduit à la libé­ra­tion d’ions chlo­rure. Ce sont ces ions qui sont recher­chés pour esti­mer la dégra­da­tion du pol­luant. En effet, la concen­tra­tion est pro­por­tion­nelle à celle de pol­luant dégradé.

Les scien­ti­fiques indiquent que la spore modi­fiée, en pré­sence de l’a­na­logue du gaz mou­tarde, est bien capable de libé­rer des ions chlo­rure. Cela signi­fie que le pol­luant est dégra­dé. L’efficacité de cette construc­tion est com­pa­rée avec celle de l’enzyme pure. La construc­tion se montre plus résis­tante que l’enzyme dans des condi­tions extrêmes telles qu’une tem­pé­ra­ture de 60 °C ou de — 20 °C ain­si qu’un pH acide (4) ou basique (10).

Perspectives de l’étude

Cette nou­velle méthode per­met de faci­li­ter la pro­duc­tion de l’enzyme DhaA tout en aug­men­tant sa résis­tance à l’en­vi­ron­ne­ment. Cela per­met­tra de faci­li­ter le déman­tè­le­ment d’armes chi­miques et le trai­te­ment d’autres pol­luants orga­no­chlo­rés. Le prin­cipe d’ex­po­ser une pro­téine à la sur­face d’une spore est aus­si uti­li­sé pour d’autres type de pro­jets telle que la fabri­ca­tion de vac­cin [9].

Référence de l’étude

Wang, F., Song, T., Jiang, H., Pei, C., Huang, Q., & Xi, H. (2019). Bacillus sub­ti­lis spore sur­face dis­play of haloal­kane deha­lo­ge­nase DhaA. Current Microbiology. doi:10.1007/s00284-019017237 (lien)


Bibliographie com­plé­men­taire

[1] Padley, A.P. (2016). Gas : The grea­test ter­ror of the Great War. Anaesthesia and Intensive Care, 44(1_suppl), 2430. https://​doi​.org/​10​.​1177​/​0310057​x​1604401​s05 (lien)

[2] Medvedeva, N., Polyak, Y., Kuzikova, I., Orlova, O., & Zharikov, G. (2008). The effect of mus­tard gas on the bio­lo­gi­cal acti­vi­ty of soil. Environmental Research, 106(3), 289295. doi:10.1016/j.envres.2007.0 (lien)

[3] Seventh report of the orga­ni­sa­tion for the pro­hi­bi­tion of che­mi­cal wea­pons-United Nations Joint inves­ti­ga­tive mecha­nism (S/​2017/​904) (lien)

[4] Medvedeva, N., Polyak, Y., Kankaanpää, H., & Zaytseva, T. (2009). Microbial res­ponses to mus­tard gas dum­ped in the Baltic Sea. Marine Environmental Research, 68(2), 7181. doi:10.1016/j.marenvres.2009.04.007 (lien)

[5] Vanninen, P., Östin, A., Bełdowski, J., Pedersen, E. A., Söderström, M., Szubska, M., Grabowski, M., Sieldlewicz, G., Czub, M., Popiel, S., Nawala, J., Dziedzic, D., Jakacki, J., & Pączek, B. (2020). Exposure sta­tus of sea-dum­ped che­mi­cal war­fare agents in the Baltic Sea. Marine Environmental Research, 105112. doi:10.1016/j.marenvres.2020.105112 (lien)

[6] Prokop, Z., Opluštil, F., DeFrank, J., & Damborský, J. (2006). Enzymes fight che­mi­cal wea­pons. Biotechnology Journal, 1(12), 13701380. doi:10.1002/biot.200600166 (lien)

[7] Kulakova, A.N., Larkin, M.J., & Kulakov, L.A. (1997) The plas­mid-loca­ted haloal­kane deha­lo­ge­nase gene from Rhodococcus rho­do­chrous NCIMB 13064. Microbiology 143 ( Pt 1):109115. DOI : 10.1099/002212871431109. (lien)

[8] Curragh, H., Flynn, O., Larkin, M.J., Stafford, T.M., Hamilton, J.T., & Harper, D.B. Haloalkane degra­da­tion and assi­mi­la­tion by Rhodococcus rho­do­chrous NCIMB 13064. Microbiology. 1994;140 (Pt 6):1433-1442. doi:10.1099/0022128714061433 (lien)

[9] Ricca, E., & Cutting, S. M. (2003). Emerging appli­ca­tions of bac­te­rial spores in nano­bio­tech­no­lo­gy. Journal of Nanobiotechnology, 1(1), 6. doi:10.1186/1477315516 (lien)

[10] Han, S., Espinoza, L.A., Liao, H., Boulares, A.H., & Smulson, M.E. Protection by antioxi­dants against toxi­ci­ty and apop­to­sis indu­ced by the sul­phur mus­tard ana­log 2‑chloroethylethyl sul­phide (CEES) in Jurkat T cells and nor­mal human lym­pho­cytes. British Journal of Pharmacology. 2004 May;142(1):230230. (lien)

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