Comment des crustacés ont survécu dans les nappes phréatiques d’Islande bloquées sous la glace ?

Temps de lec­ture : 4 minutes

L’Islande est connue pour ses vol­cans et ses sources d’eau (froides ou chaudes). Durant les 10 000 der­nières années, 35 vol­cans sont entrés en érup­tion dans ce pays. Les cou­lées de lave ont conduit à la for­ma­tion de couches poreuses de basalte. L’eau peut s’in­fil­trer à l’in­té­rieur de ces couches poreuses et rem­plir le vide entre les roches. Ces sur­faces d’eau sou­ter­raine sont appe­lées nappes phréa­tiques et peuvent abri­ter des orga­nismes vivants.

 Schéma d'une nappe phréatique
Schéma d’une nappe phréa­tique (libre, c’est à dire non empri­son­née sous une couche imper­méable). La source se trouve au contact de la nappe phréa­tique, du sol et de l’air. Ces nappes phréa­tiques peuvent être étu­diées via les sources d’eau (froide ou chaude) aux­quelles elles sont liées. 

Quels sont les organismes présents dans ces nappes phréatiques ?

Bien que ces nappes phréa­tiques soient des lieux pauvres en sources de car­bone, des bac­té­ries arrivent à s’y déve­lop­per. Elles se nour­rissent de miné­raux et sont à la base de la chaine ali­men­taire de ces éco­sys­tèmes. En effet, l’ab­sence de lumière empêche le déve­lop­pe­ment des plantes dans ces nappes phréa­tiques. D’autres orga­nismes sont trou­vés dans ces nappes phréa­tiques. En Islande, deux espèces de crus­ta­cés (amphi­podes) ont été trou­vées dans des nappes phréa­tiques : Crangonyx islan­di­cus et Crymostygius thing­val­len­sis

Comparaison de la taille d'un crayon de papier et du crustacé Crangonyx islandicus
Schéma du crus­taCrangonyx islan­di­cus (ins­pi­ré d’une pho­to­gra­phie d’Etienne Kornobis). Les dimen­sions d’un crayon de papier sont pré­sentes pour mieux se rendre compte de la taille.

Ces deux espèces de crus­ta­cés ont été trou­vées uni­que­ment dans des nappes phréa­tiques datant de moins de 10 000 ans. Ce milieu sous-ter­rain aurait pu ser­vir de refuge à ces espèces lors des gla­cia­tions des époques géo­lo­giques du Pliocène (5,3 à 2,59 mil­lions d’années) et du Pléistocène (2,58 mil­lions d’an­nées à 11 700 ans). Dans le but de mieux com­prendre la rela­tion de Crangonyx islan­di­cus (l’une de ces deux espèces) avec les bac­té­ries, une étude a été réa­li­sée par un groupe de recherche islan­dais. Pour cela les bac­té­ries pré­sentes dans ces nappes phréa­tiques ain­si que celles asso­ciées aux crus­ta­cés ont été comparées.

Comment détecter et identifier les bactéries ?

Les nappes phréa­tiques étant dif­fi­ciles d’ac­cès, les pré­lè­ve­ments sont réa­li­sés au niveau des sources où émerge l’eau. Des pré­lè­ve­ments ont été ain­si réa­li­sés dans onze sources froides et deux dans des sources chaudes ain­si que sur six crus­ta­cés capturés.

Les bac­té­ries ont été iden­ti­fiées en uti­li­sant une séquence de leur ADN : l’ADNr 16S. Cette séquence d’ADN est consi­dé­rée comme un bio­mar­queur car elle serait spé­ci­fique à chaque espèce bac­té­rienne. Elle peut être consi­dé­rée comme un “code barre”. En com­pa­rant ces séquences à celles pré­sentes dans des bases de don­nées, il est pos­sible d’i­den­ti­fier les bac­té­ries pré­sentes. Par contre, il n’est pas pos­sible de déter­mi­ner les carac­té­ris­tiques de ces bac­té­ries juste à par­tir d’une seule séquence d’ADN. On peut seule­ment réa­li­ser des sup­po­si­tions par rap­port à ce qui est connu chez des bac­té­ries avec des séquences proches.

Schéma du protocole de l'étude
Des séquences d’ADN spé­ci­fiques à chaque bac­té­rie per­mettent de les iden­ti­fier. Pour cela, à par­tir d’ADN extrait de pré­lè­ve­ments envi­ron­ne­men­taux, un séquen­çage est réa­li­sé. Les séquences obte­nues sont com­pa­rées avec celles pré­sentes dans des bases de don­nées par bioinformatique.

Lorsque des séquences d’ADN très proches sont obser­vées, elles sont regrou­pées ensemble et les scien­ti­fiques consi­dèrent qu’elles pro­viennent d’une seule bac­té­rie qui forme une uni­té taxo­no­mique fonc­tion­nelle (Operational Taxonomic Unit en anglais ; OTU). En fonc­tion des don­nées dis­po­nibles, les séquences d’ADN peuvent être asso­ciées à des rangs taxo­no­miques dif­fé­rents tels qu’une espèce bac­té­rienne, un genre ou à une famille. Cette uni­té faci­lite l’a­na­lyse des don­nées en don­nant la même défi­ni­tion pour tout les orga­nismes peut importe leur rang taxo­no­mique.

Bactéries présentes sur les crustacés

Ces ana­lyses d’ADN ont per­mis de mettre en évi­dence 44 OTUs asso­ciés uni­que­ment aux crus­ta­cés. Ces 44 OTUs sont iden­tiques dans les trois sources où ont été récu­pé­rés les crus­ta­cés. Cette simi­li­tude mal­gré la dis­tance géo­gra­phique laisse sup­po­ser une rela­tion entre ces bac­té­ries et les crus­ta­cés. Il pour­rait s’a­gir d’une sym­biose (échange où les deux par­te­naire tirent un béné­fice) ou d’une pré­da­tion par le crustacé.

Résultats de l'expérience
Nombre d’OTU pré­sents à la fois dans les sources froides et sur les crustacés.

Certains des OTUs iden­ti­fiés cor­res­pondent aux bac­té­ries du genre Shewanella. Celles-ci peuvent tirer leur éner­gie d’élé­ments miné­raux pré­sents dans le basalte de la nappe phréa­tique. Elles peuvent aus­si se nour­rir de la chi­tine qui est pro­duite par les insectes et les crus­ta­cés au niveau de leur cara­pace. Cela donne du poids à l’hy­po­thèse que ces bac­té­ries réa­lisent une sym­biose avec ces crus­ta­cés. Les bac­té­ries pour­raient ain­si four­nir des nutri­ments direc­te­ment au crus­ta­cé “en échange” de la chi­tine qui se détache.

Hypothèse d'interactions entre les bactéries et les crustacés.
L’interaction entre le crus­ta­cé et les bac­té­ries peut être une sym­biose. Dans ce cas les deux orga­nismes tirent un pro­fit de l’in­te­rac­tion. Dans le cas de pré­da­tion, le crus­ta­cé tire un avan­tage au dépend des bactéries. 

L’association entre cer­taines espèces de bac­té­ries et Crangonyx islan­di­cus néces­site d’être confir­mée par d’autres études et d’autres méthodes. Néanmoins, il s’a­git d’une piste inté­res­sante pour expli­quer com­ment ces crus­ta­cés ont réus­si à se nour­rir dans ces nappes phréa­tiques alors que le sol était cou­vert de glace.

Référence de l’étude

Guðmundsdóttir, R., Kreiling, A.-K., Kristjánsson, B. K., Marteinsson, V. Þ., & Pálsson, S. (2019). Bacterial diver­si­ty in Icelandic cold spring sources and in rela­tion to the ground­wa­ter amphi­pod Crangonyx islan­di­cus. PLoS ONE, 14(10), e0222527. doi:10.1371/journal.pone.0222527 (lien)

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